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Riguet, M., Mpouli, S. (2016). À la Croisée des Discours Littéraire et Scientifique : La Comparaison comme Haute Figure Dialogique. In Digital Humanities 2016: Conference Abstracts. Jagiellonian University & Pedagogical University, Kraków, pp. 330-333.
À la Croisée des Discours Littéraire et Scientifique : La Comparaison comme Haute Figure Dialogique

À la Croisée des Discours Littéraire et Scientifique : La Comparaison comme Haute Figure Dialogique

1. Introduction

S’intéresser à la comparaison, à l’échelle du discours, c’est interroger sa fonction d’amarrage, de point charnière, entre plusieurs champs énonciatifs distincts ; c’est questionner la façon dont deux discours entrent en interaction et s’activent l’un l’autre sur le plan structurel, à travers un nouveau réseau de ressemblances/différenciations qui participe de leur affirmation singulière.

Cette étude exploratoire se concentre sur le dialogue particulièrement riche qu’entretiennent les discours scientifique et littéraire entre 1860 et 1928, et plus précisément sur la convocation, au sein de la critique littéraire, de tout un champ notionnel emprunté aux sciences dites exactes (biologie, physique, chimie, botanique…). À une époque où émergent la biologie moderne, la médecine expérimentale, les principes de thermodynamique, ou encore l’évolutionnisme de Darwin et Spencer, le discours scientifique ne se cantonne plus à une sphère dévolue aux spécialistes, mais nourrit au contraire des mutations sociales, éthiques et esthétiques, au travers desquelles la littérature redéfinit sa place.

Au vu de la dimension analogique de la comparaison, on pourrait supposer qu'elle tient un rôle central dans cet appareillement des discours littéraire et scientifique, captant et catalysant en quelque sorte le « dialogisme discursif » (Adam, 2005) au niveau microscopique. Il s'agit donc de déterminer ses différentes fonctions et manifestations au cœur de cette intertextualité qu'elle crée.

2. Méthode automatisée

Le besoin d’une méthode automatisée et le recours à des outils informatiques nous ont paru incontournables afin de pouvoir traiter un corpus à la fois signifiant et vaste. Nous avons donc cherché à identifier et à extraire automatiquement les comparaisons concernées au sein d’un corpus numérisé homogène, comprenant 49 auteurs pour un total de 140 ouvrages de critique littéraire française. Pour ce faire, deux outils ont été utilisés :

- un algorithme permettant d’identifier des comparaisons potentielles construites autour de différents types de marqueurs de la comparaison ainsi que les termes qu’elles mettent en parallèle (Mpouli & Ganascia, 2015) ;

- le Dictionnaire électronique des mots (Dubois & Dubois-Charlier, 2010), un dictionnaire au format XML qui fournit pour chaque entrée un champ lexical et une sous-classe sémantique (cf. Figure 1), offrant ainsi la possibilité de ne retenir que les comparaisons dans lesquelles le comparant ou le comparé relève exclusivement du champ lexical de l’une des sciences exactes prédéfinies (chimie, chirurgie, médecine, physiologie, physique, mathématiques, astronomie, biologie, géologie, zoologie et botanique).

Précisons cependant que le terme « espèce », qui occupe une place importante dans le vocabulaire scientifique de l’époque, a dû être ajouté manuellement car le dictionnaire ne le plaçait dans aucun des domaines scientifiques concernés.

Figure 1. Exemple de deux entrées dans le Dictionnaire électronique des mots
Figure 1. Exemple de deux entrées dans le Dictionnaire électronique des mots

Les termes ainsi recueillis peuvent être regroupés en trois grands ensembles : les disciplines scientifiques, les métiers et les concepts qui leur sont rattachés. Si on ne considère que les termes scientifiques utilisés comme comparant, on se rend compte que le domaine de la zoologie, contenant entre autres les termes « espèce » et « animal », est le plus fortement représenté (42 % des occurrences). La fréquence de ces comparants permet en outre de dégager des groupes d’auteurs bien distincts (cf. Figure 2).

Figure 2. Répartition des auteurs en fonction de leur fréquence d'utilisation de termes scientifiques comme comparant. Seuls ont été considérés les concepts comptant au moins 5 occurrences dans le corpus
Figure 2. Répartition des auteurs en fonction de leur fréquence d'utilisation de termes scientifiques comme comparant. Seuls ont été considérés les concepts comptant au moins 5 occurrences dans le corpus

3. Activation d’un dialogue interdisciplinaire

De fait, une lecture plus poussée des résultats confirme deux positionnements antagonistes de la critique face au discours scientifique. D’une part, tout un pan de la critique dénigre l’aridité ou l’arrogance d’un discours scientifique qui permet, par contraste, de valoriser une vision romantique et symboliste de la littérature. La comparaison introduit en ce sens un rapport de supériorité au bénéfice du discours littéraire.

LivreComparaison extraiteMarqueurComparéComparant

P. de Saint-Victor,

Le Théâtre contemporain.

Depuis quelques années déjà, l’auteur de l’Ami des femmes exerce la morale comme une chirurgie ; il lui prête l’impudeur tranchante d’une science expérimentale qui a le droit de tout éventrer et de tout décrire.commemoralechirurgie

A. de Lamartine,

Cours familier de littérature, t. 5.

[Les psychologues] n’arrivent qu’à s’embrouiller dans leurs définitions, à se contredire dans leurs distinctions, à se perdre dans leur analyse ; et, comme les chimistes, leurs émules, quand ils veulent retirer de leur creuset les principes de l’âme humaine et dire : La voilà ! ils ne tiennent sous leur plume ou sous leurs doigts qu’une pincée de cendre…comme[psychologues]chimistes

De l’autre, une critique littéraire dite « scientifique », regroupant entre autres Sainte-Beuve, Brunetière, Guyau, Bourget, Taine, Renan, Hennequin, Lemaître, Goncourt, Zola ou Renard, instaure au contraire un rapport d’égalité avec un discours scientifique apte à enrichir le discours littéraire.

J.-M. Guyau

L’Art au point de vue sociologique.

Dans la composition des caractères, par exemple, l’art combine, comme les chimistes dans la synthèse des corps, des éléments empruntés à la réalité.commeartchimistes

E. Zola cité par L. Bazalgette,

L’Esprit nouveau dans la vie artistique, sociale et religieuse.

Nous devons opérer sur les caractères, sur les passions, sur les faits humains et sociaux, comme le chimiste et le physicien opèrent sur les corps bruts, comme le physiologiste opère sur les corps vivants.commenouschimiste, physicien, physiologiste

Au sein de ce second type de critique, la comparaison apparaît comme une figure de premier plan par son aptitude à cimenter un rapport de type analogique entre les discours.

4. Le système analogique d’une critique littéraire « scientifique »

En rhétorique, la comparaison contribue souvent, de par sa fonction évocatrice, à donner plus de poids à une argumentation. Si plusieurs usages de la comparaison peuvent ici être analysés, tous semblent néanmoins obéir à une même stratégie discursive : l’image provoquée par le rapprochement de l’objet littéraire avec un élément exogène, puisé dans le domaine scientifique, vient servir le discours critique sur un plan rhétorique immédiat. Agrandir le champ notionnel par un rapprochement analogique, c’est par là-même généraliser la portée d’un énoncé qui devient exportable à d’autres domaines. En ce sens, la comparaison est mise au service d’un processus de valorisation, dans la mesure où le discours littéraire, trouvant un pied d’égalité avec le discours scientifique, reçoit simultanément une légitimité qui lui est extérieure – sans compter la forte caution institutionnelle dont bénéficie à cette époque le discours scientifique.

Cette mise en place d’un système analogique peut ainsi s’observer autour de « concepts nomades » (Stengers, 1987) que la comparaison rend nettement identifiables, telle que la notion d’espèce, dont la circulation et la réappropriation par le discours littéraire sont ici particulièrement remarquables.

P. Bourget

Études et Portraits, t. I.

Des espèces littéraires existent, analogues aux espèces vivantes, constituées par des caractères propres et irréductibles les unes aux autres, malgré l’unité de composition de notre monde intellectuel.analogue à

espèces

littéraires

espèces

vivantes

Cette égalité introduite par la comparaison entre domaines littéraire et scientifique n’est jamais stricte, mais structurelle, comme le montre les exemples repris ci-dessous. La comparaison pose donc une ressemblance entre des rapports, de sorte que la critique littéraire peut traiter la littérature comme la science traite son objet : la littérature, l’art, deviennent par la force de l’analogie champs de savoir. En servant de « modèle analogue » (Black, 1962), non seulement la science légitime le projet de la critique littéraire, mais elle opère consécutivement un renversement axiologique en imposant la valeur de vérité, à laquelle les valeurs esthétiques et éthiques se retrouvent subordonnées.

E. Renan, Discours et conférences.Car il y a une logique dans une tragédie en cinq actes comme dans un mémoire de physiologie, et la règle des ouvrages de l’esprit est toujours la même : être égal à la vérité, ne pas l’affaiblir en s’y mêlant, se mettre tout entier à son service, s’immoler à elle pour la montrer seule, dans sa haute et sereine beauté.commetragédiemémoire de physiologie

A. Albalat

Le Mal d’écrire et le roman contemporain.

L’étude comparative des procédés de composition dans les œuvres écrites démontre au contraire qu’il y a en art des lois d’examen invariables, des vérités esthétiques démontrables comme les mathématiques, des principes fixes, une évidence positive et irrésistible, une certitude enfin de filiation et de descendance commune à toutes les écoles et élucidant toutes les productions.commevéritésmathématiques

Enfin, la comparaison, autant qu’elle rassemble, se fait lieu de confrontation entre les discours. L’identité même du discours se voit ainsi mise en jeu, dans la mesure où le rapprochement analogique sert aussi, pour la critique littéraire, de mise en rivalité avec un discours scientifique dont elle cherche à la fois à emprunter des structures et à rejeter l’ascendant. Par la comparaison, qui contrairement à la métaphore ne « fusionne » pas, le dialogisme discursif participe finalement de la construction identitaire du discours littéraire, dans ce sens où « l’Autre n’est pas seulement la contrepartie du Même, mais appartient à la constitution intime de son sens » (Ricœur, 1990). En ce sens, on pourrait se demander dans quelle mesure et sous quelle forme la métaphore contribue elle aussi à la construction de ce nouveau discours critique.

Bibliography
  1. Adam, J.-M. (2005). La Linguistique textuelle. Introduction à l’analyse textuelle des discours. Paris: Armand Colin.
  2. Black, M. (1962). Models and metaphors. Studies in Language and Philosophy. Ithaca: Cornell University Press.
  3. Dubois, J. and Dubois-Charlier, F. (2010). La combinatoire lexico-syntaxique dans le Dictionnaire électronique des mots. Les termes du domaine de la musique à titre d’illustration, Langages,3(179-180): 31-56.
  4. Mpouli, S. and Ganascia, J.-G. (2015). Extraction et analyse automatique des comparaisons et des pseudo-comparaisons pour la détection des comparaisons figuratives. Actes de la 22e conférence sur le Traitement Automatique des Langues Naturelles, Caen.
  5. Ricœur, P. (1990). Soi-même comme un autre. Paris: Seuil.
  6. Stengers, I. (ed). (1987). D’une science à l’autre. Des concepts nomades. Paris: Seuil.