L’édition critique électronique, part active des humanités numériques, est aujourd’hui en pleine expansion, comme en témoigne la multiplication de projets d’envergure dans le domaine 1. Parallèlement à la création de ces projets, les éditeurs électroniques effectuent également un travail important de définition de ce champ disciplinaire. La réflexion épistémologique, développée par les théoriciens, est également nourrie par les praticiens. Multiforme, le travail de définition d’un champ disciplinaire en cours de structuration et d’évolution est primordial pour asseoir la discipline sur des bases conceptuelles solides. Ainsi, dans chacune des monographies récentes consacrées aux humanités numériques, la question de l’édition critique électronique est traitée et débattue 2.
Pour définir l'édition critique électronique, les chercheurs disposent du terreau historiographique et conceptuel façonné par l'édition critique traditionnelle et la philologie. L'édition critique électronique se situe en effet au lieu de rencontre de la philologie et des techniques informatiques. L’évolution apportée par les nouvelles technologies dans ce domaine est significative. Les humanités numériques, auxquelles se rattache l’édition électronique, impliquent de nouveaux modes de recherche, transdisciplinaires et collaboratifs, dans lesquels les techniques informatiques ont toute leur part (Burdick et al., 2012). Les éditeurs électroniques, justement, considèrent que l’imprimé n’est plus le vecteur de transmission principal du savoir. Selon eux, le web peut contribuer à améliorer la diffusion des connaissances. Ainsi, ces éditeurs tirent parti des outils technologiques afin d'améliorer et d'approfondir l'accès au texte pour le lecteur. (Vanhoutte, 2010).
Les éditions critiques traditionnelles, imprimées sur papier et regroupées dans des collections spécialisées 3, répondent à des codes stricts de structuration du contenu. C’est un jeu complexe de normes de lisibilité, élaborées au fil des siècles, qui a donné au texte imprimé son maximum d’efficacité et en a permis une lecture facile et rapide (Vandendorpe, 1999). Ces normes ont été mises en place au fil du temps, en fonction des pratiques de lecture et des règles établies par les éditeurs. Elles sont de divers ordres et portent sur différents aspects du texte : disposition et découpage du texte dans la page, orthographe, ponctuation ou encore syntaxe. L'homogénéité que l'on perçoit dans les éditions critiques est due à l'édiction de règles très précises qui permettent de guider le chercheur dans chacune des étapes de l'établissement du texte. L’apparat critique, cœur du travail du philologue, comporte lui aussi ses codes de structuration particuliers (Duval, 2006).
Lorsque l’on passe au support numérique, ces conventions disparaissent en partie. A l'écran, il s'agit donc de reprendre les normes élaborées pour l’imprimé et de les faire évoluer afin qu'elles s'adaptent aux particularités du format numérique (Souchier, 2012). Les éditeurs qui s’occupent des livres et des artefacts scientifiques numériques, dont font partie les éditions critiques électroniques, doivent donc d’une part reprendre certains codes sémiotiques du livre imprimé pour les adapter au format numérique, et d’autre part inventer de nouveaux codes propres à l’environnement numérique.
Il existe un standard dévolu à l’encodage des documents textuels dont font partie les éditions critiques : il s’agit bien entendu du langage XML/TEI. Mais si la structuration des données est régie par les règles de la TEI, la présentation finale de l’information n’a pas fait, pour sa part, jusqu’à ce jour, l’objet d’une quelconque normalisation. Dans notre communication, nous nous attacherons précisément à cette question de structuration et de présentation du contenu sur les plateformes de consultation des éditions électroniques. Ce qui nous intéresse est de savoir quelles sont les règles empiriques de structuration, de disposition et de présentation de l’information qui peuvent être observées dans les éditions électroniques. Comment est-ce que les normes de présentation du texte édité, de l’apparat et des outils de recherche ont évolué de l’imprimé à l’écran ? Nous ferons une étude sémiotique de l’édition critique électronique. Ainsi, nous pourrons voir si l’édition critique électronique actuelle est, ou non, en voie d’inventer de nouveaux codes de structuration de l’information et de lecture du contenu.
Pour étudier cette question, nous analysons un corpus d’éditions critiques électroniques sélectionnées par choix raisonné. Nous avons constitué un corpus de douze éditions qui illustrent la diversité des démarches éditoriales observées dans le champ des éditions électroniques : éditions critiques originellement publiées sur papier et transposées en format numérique, éditions critiques publiées simultanément de manière électronique et papier et enfin éditions critiques électroniques natives. Elles ont été développées par divers types d’institutions : universités (Ecole nationale des chartes ou Université de Virginie par exemple), instituts de recherche (à l’image de l’Institut Huygens) ou maisons d’édition (Sd-editions notamment). Enfin, certaines de ces éditions électroniques sont le fait d’initiatives personnelles de chercheurs, comme c’est le cas pour l’édition électronique des œuvres de Petrus Plaoul. Pour mener notre étude, nous nous fondons sur l’observation de ces éditions électroniques ainsi que sur les recherches déjà menées dans ce domaine, incluant les études les plus récentes.
Les éditions critiques électroniques retenues pour notre corpus d'observation sont diverses : elles couvrent les traditions anglo-saxonnes et françaises et portent sur des documents d'archives ou des œuvres littéraires. La variété des types d’éditions critiques que nous avons retenues répond d’abord à un souhait d’examen le plus complet possible des points centraux de l’édition critique. Nous allons donc présenter un état des lieux des éditions critiques électroniques, au travers d’une analyse de la structuration du contenu.
Pour mener notre étude, nous avons élaboré une grille d’observation. Cette dernière est concentrée sur trois pôles : l’apparat critique, le paratexte et les outils de navigation et recherche proposés aux lecteurs. C’est en fonction du positionnement initial de l’éditeur électronique que nous allons comparer les normes de structuration et de présentation de l’information des éditions critiques électroniques. En effet, le positionnement éditorial joue un rôle important dans la fonction assignée à l’édition électronique. Dès lors, des tendances normatives s’observent au sujet de la structuration du contenu dans chacune des catégories d’éditions électroniques (éditions natives ; éditions traditionnelles au départ et publiées ensuite de manière électronique ; éditions simultanément publiées de manière traditionnelle et électronique). Bien entendu, le public de l’édition critique participe aussi, à tout le moins par ses attentes, à l’élaboration des éditions électroniques. Ainsi, la place du public et le rôle qu’il tient sont abordés à chacun des points d’observation (apparat critique, paratexte, outils).
Les observations que nous ferons nous permettront de dégager des tendances et caractéristiques des éditions critiques électroniques afin de comprendre comment ces éditions sont organisées et comment s’y créent des normes de structuration de l’information.
Un répertoire des éditions critiques électroniques est tenu par Patrick Sahle ; il compte plus de 360 projets qui varient aussi bien par le type de sources éditées que les langues et époques concernées (http://www.digitale-edition.de/).
Citons par exemple Digital humanities (Burdick et al., 2012), Debates in the Digital Humanities (Gold, Klein, 2012), Digital humanities in practice (Warwick et al., 2012), Defining digital humanities (Terras et al., 2013) qui consacrent tous des pages ou des chapitres à l’édition critique électronique. En outre, certaines publications récentes sont plus particulièrement dédiées à l’analyse des éditions critiques électroniques elles-mêmes : Digital Critical editions (Apollon et al., 2014) et Digital Scholarly Editing (Pierazzo, 2015).
Prenons l’exemple de la maison Honoré Champion, qui propose les trois collections suivantes dédiées aux éditions critiques : Classiques français du Moyen âge, Textes littéraires de la Renaissance, Textes de littérature moderne et contemporaine.