XML Version
Eberle-Sinatra, M., Vitali-Rosati, M. (2016). Déchiffrer Le Mythe De l’Amour. In Digital Humanities 2016: Conference Abstracts. Jagiellonian University & Pedagogical University, Kraków, pp. 180-181.
Déchiffrer Le Mythe De l’Amour

Déchiffrer Le Mythe De l’Amour

Les sites de rencontres ont acquis depuis plusieurs années une place centrale dans nos pratiques sociales. L’idée de pouvoir utiliser des dispositifs algorithmiques pour rencontrer des personnes n’est plus une nouveauté et n’est pas née avec Internet. Il suffit de penser qu’en France, plusieurs plateformes de rencontres étaient déjà disponibles sur Minitel dans les années 1980. Mais la rapide diffusion des connexions Internet et la naissance du web dans les années 1990 ont rendu possible un développement impressionnant de ce type de service. Match.com a été fondé en 1995 et est probablement aujourd’hui le plus utilisé au monde ; d’autres plateformes comme eHarmony ou OkCupid ou Plenty of Fish sont apparues dans les années suivantes, proposant chacune sa vision de la rencontre amoureuse.

Comment analyser ce phénomène? Comment le comprendre? Plusieurs approches sont possibles et beaucoup a été écrit sur le sujet. La question que nombre de sociologues et psychologues se sont posé est: est-ce possible de trouver l’amour sur Internet? Dans l’introduction du numéro spécial Sociologies et Société, Chiara Piazzesi note "la tension entre d’une part l’omniprésence discursive et sémantique de l’amour et d’autre part notre incapacité à savoir de quoi exactement il s’agit" (Piazzesi, 2014).

La question qu’il faut se poser par rapport aux sites de rencontre n’est donc pas tellement s’ils donnent lieu à des  "vraies" rencontres, mais plutôt sur quel type de valeurs ils se basent et quelles valeurs ils produisent. En d’autres mots, il faut essayer de comprendre quelle idée de rencontre est proposée par ces services. Nous vivons de plus en plus dans une culture numérique: notre idée d’amitié est forcement conditionnée par la façon de concevoir l’amitié de Facebook, notre idée de pertinence est façonnée par Google, notre rapport à l’espace et au temps structuré par les dispositifs de vidéoconférence, les GPS, etc. Il est certain que notre idée d’amour est ou sera elle-aussi influencée par nos pratiques numériques.

Or les plateforme existantes proposent des types de rencontres très différentes : certaines promettent de trouver rapidement des relations sexuelles (comme AdultFriendFinder, par exemple), d’autres promettent de trouver la personne avec qui se marier (eHarmony). Nous nous concentrons sur les sites qui sont explicitement axés sur l’idée d’amour : ce que ces plateformes visent est de rendre possible une rencontre de laquelle pourra naître une relation amoureuse. Deux exemples pertinents sont Match.com et OkCupid. Concrètement ces sites permettent la création d’un profil et mettent en place un algorithme qui relie les profils entre eux : comme tous les autres algorithmes de recommandation, l’algorithme des sites de rencontre est un ensemble de règles formelles qui permettent l’analyse des données d’un profil pour le mettre en relation avec un autre profil.

La question qu’il semble fondamental de poser est donc quelle conception de l’amour se cache derrière ces règles? Qu’est-ce que l’amour pour une plateforme comme OkCupid? Quelle est l’idée d’amour à partir de laquelle sont pensées les règles formelles qui constituent l’algorithme? Cette question s’accompagne forcement de la question opposée; car si d’une part les algorithmes se basent sur une idée de ce qu’est l’amour, en même temps, dans la pratique, ils ont un effet normatif: en d’autres termes ils produisent eux-mêmes une idée d’amour.

Commençons par une note méthodologique: il est nécessaire de préciser que nous n’avons bien évidemment pas accès au code source de ces algorithmes. L’ensemble du code est propriétaire et il n’est donc pas possible de l’analyser d’un point de vue mathématique ou informatique. On est dans la même situation quand on essaye de comprendre le fonctionnement de PageRank. Nous n’avons accès qu’aux textes avec lesquels les entreprises communiquent sur leur algorithme. Si cette limitation empêche une évaluation objective du fonctionnement des algorithmes, elle ne limite pas tellement le type de questionnement que nous proposons ici : il ne s’agit pas, en effet, de comprendre le réel fonctionnement des algorithmes mais d’analyser leurs bases culturelles, leurs valeurs. La communication publicitaire sur leur fonctionnement est donc déjà un excellent point de départ.

Les algorithmes peuvent facilement donner une réponse à la première: la plateforme va chercher dans les profils de millions de personnes et avec sa capacité de calcul l’algorithme sera capable de trouver la bonne personne, la seule bonne personne, au milieu d’un nombre immense de profils. La rencontre est donc nécessaire : les deux personnes qui se rencontrent ont été sélectionnées dans la totalité – ou presque – des personnes possibles. La puissance de calcul assume en quelque sorte le rôle du destin: grâce à la capacité de regarder dans une énorme masse de données, on sera capable d’aller au delà des aléas qui pourraient empêcher une rencontre. Or dans les faits cette idée n’est pas du tout respectée par la pratique de ces plateforme, car les rencontres proposées sont très ciblées et, par exemple, très axées sur la proximité géographique. Mais la promesse est d’aller chercher dans l’ensemble des profils. Cette promesse permet de ne pas assimiler la nature du service offert à une pure démarche commerciale. Il ne s’agit pas de « vendre » le bon profil, mais d’identifier la bonne personne, la seule avec qui une relation amoureuse sera ensuite possible. Ce type de rhétorique caractérise la quasi-totalité de ces plateformes. Une analyse attentive de ce discours nous fait comprendre que ce que les sites de rencontres essayent de proposer – du moins dans leur discours – est vraiment une relation amoureuse, une romance.

Mais la puissance de calcul pourrait être un obstacle à la deuxième idée que nous venons d’évoquer: comment retrouver, dans le cadre d’une rencontre "calculée" par une machine la magie qui devrait caractériser l’amour? Comment ces plateformes peuvent-elles rendre possible le coup de foudre qui caractérise, dans notre imaginaire la relation amoureuse? Deux réponses sont possibles. D’une part on peut constater que plusieurs sites de rencontres essayent de réintroduire un élément de hasard ou de non calculé dans leurs propositions. C’est notamment l’exemple d’OkCupid qui proposa durant une période des "blind dates". L’algorithme met en relation deux personnes de façon aléatoire et propose un rendez-vous sans dévoiler le profil de la personne qu’on va rencontrer.

Mais il y a un autre facteur qui peut relier l’amour calculé à l’amour magique: la complexité du dispositif technologique est très souvent perçue comme magique. Le fait qu’on ne connait pas les algorithmes et que leur fonctionnement est mystérieux pour la plupart des usagers implique une sorte de rapport magique à l’objet technologique. Le fait qu’il y ait un calcul n’enlève donc rien à la possibilité de retrouver un côté de hasard et de magie.

De cette manière, les algorithmes essayent de ne pas mettre en danger l’aspect d’enchantement qui semble devoir caractériser une relation amoureuse. Cela pousse à penser qu’au lieu que transformer l’amour en une marchandise, ces plateformes essayent de récupérer un élément d’authenticité: en d’autres termes on pourrait affirmer que les sites de rencontres ont comme effet de promouvoir même auprès des sceptiques l’idée de la possibilité d’une rencontre amoureuse romantique. L’élément algorithmique se présente comme une sorte de garantie rationnelle de la possibilité de l’amour. Il nous semble que trois conceptions de l’amour influencent la notion qui se cache derrière les sites de rencontres : celle du Moyen-Âge, l’idée romantique et la conception du cinéma hollywoodien. Au Moyen- Âge on peut notamment retrouver le rapport étroit entre amour et vision qui semble être un des piliers de l’amour proposé par les sites de rencontres : on peut tomber amoureux car on peut tout voir. Dans l’amour romantique et surtout dans une réinterprétation mainstream hollywoodienne de l’amour romantique, on peut retrouver l’idée de la nécessité de la rencontre et celle de la magie. Une analyse de ces topoï littéraires accompagnée par une étude approfondie des textes qui présentent le fonctionnement des algorithmes pourrait nous aider à mieux cerner la façon qu’ont les sites de rencontres de concevoir l’amour. L’impact du numérique est culturel et les pratiques numériques façonnent nos visions du monde. Comprendre quelle est l’idée d’amour qui s’exprime à travers les algorithmes des sites de rencontres devient donc indispensable pour comprendre quelle est la conception de l’amour dans notre société.

Bibliography
  1. Cancian, F. and S. Gordon. (1988). Changing Emotion Norms in Marriage: Love and Anger in U.S. Women’s Magazines since 1900. Gender and Society,2(3): 308-42.
  2. Cardon, D. (2013). Dans l’esprit du PageRank : Une enquête sur l’algorithme de Google, Réseaux 1, pp. 63-95.
  3. Evans, M. (2002). Love, an Unromantic Discussion. Cambridge, Polity Press.
  4. Giddens, A. (1992). La transformation de l’intimité. Sexualité, amour et érotisme dans les sociétés modernes. Rodex, Le Rouergue/Chambon.
  5. Henchoz, C. (2014). La production quotidienne de l’amour en Suisse et au Québec : compatibilités intimes. Sociologies et sociétés, 46(1): 17-36.
  6. Piazzesi, Ch. (2014). Tout sauf l’amour ou porter un regard sociologique sur l’intimité amoureuse. Sociologies et sociétés, 46(1): 5-14.
  7. Slater, D. (2013). Love in the Time of Algorithms: What Technology Does to Meeting and Mating. Penguin Group.